Mis en ligne sous forme article le 2011-12-02
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Comment un continent se morcelle-t-il ?
Vitesse des mouvements. Aujourd'hui, après cinq ans de mesures, un premier résultat tombe : 4 ou 5 millimètres par an(1). C'est à cette vitesse que s'écartent, de part et d'autre du rift Baïkal, deux morceaux du continent eurasiatique, la Mongolie et la Sibérie. Tout se passe comme si la Mongolie, au sud du rift, se déplaçait lentement vers l'est par rapport à la Sibérie, au nord du rift. Si la direction moyenne du mouvement, O-NO/E-SE, est cohérente avec celle des glissements sur d'autres grandes failles d'Asie, la vitesse est surprenante.
Bien que relativement faible, elle est deux à cinq fois supérieure aux prédictions des modèles théoriques de déformation de l'Asie (2) ! Les résultats GPS montrent aussi que les déformations sont essentiellement localisées le long des grandes failles bordant le lac (jusqu'à 200 kilomètres de long et 30 kilomètres de profondeur) et jalonnées de dizaines de milliers de petits séismes (fig. 1 points violet). On observe que plus les sites de mesure sont proches de ces failles, plus leurs déplacements relatifs sont faibles : cela indique qu'elles sont en train d'accumuler de l'énergie, qui sera inévitablement libérée un jour ou l'autre lors d'un grand séisme (magnitude supérieure à 7,5) comme elles l'ont déjà fait six fois au cours des trois derniers siècles. En cela, le Baïkal est tout à fait au standard des grands rifts, ces failles « géantes » étant une de leurs caractéristiques majeures(I).
Moteur de la fracturation. Que nous apprennent ces résultats sur la formation du Baïkal, et plus généralement sur l'origine des rifts continentaux ? Jusqu'ici la collision entre l'Inde et l'Eurasie était considérée comme l'unique moteur de la déformation en Asie (2). Mais le désaccord considérable entre la vitesse d'extension mesurée et celle prédite théoriquement suggère l'intervention d'un mécanisme supplémentaire.
Rappelons tout d'abord les thèses actuelles pour expliquer la fracturation d'un continent. On oppose classiquement deux scénarios. Selon le premier, le rifting actif, tout est déclenché par la remontée d'une quantité massive de matériel chaud des profondeurs du manteau. Ce « panache », c'est le terme consacré, provoque d'abord un bombement topographique large de quelques centaines de kilomètres, puis l'étirement et la rupture de la lithosphère*.
Dans le second scénario, le rifting passif , l'amincissement de la lithosphère sous le rift résulte au contraire du jeu des mouvements horizontaux entre les plaques. Beaucoup de chercheurs admettent aujourd'hui que ces deux situations extrêmes ne sont ni systématiques ni exclusives : l'action seule d'un panache ascendant n'est probablement pas suffisante pour provoquer la rupture d'une plaque, mais peut être nécessaire pour affaiblir la lithosphère et favoriser cette rupture.
Un rift froid. Dans le cas du rift Baïkal, l'école russe privilégiait le premier scénario, tandis que l'école française défendait le second. Pour éclairer ce débat, parallèlement aux mesures GPS, nous avons développé de nouveaux modèles gravimétriques (3,4) et tomographiques* (5,6), deux méthodes pour sonder indirectement les profondeurs de la croûte et du manteau. Résultat troublant : aucun indice de panache notable ! L'ensemble de ces travaux révèle en effet que la croûte continentale sous le rift Baïkal est froide, peu amincie et résistante du point de vue mécanique. Abondent également dans ce sens des modélisations numériques récentes qui, simulant la déformation de la lithosphère sous l'action de forces extensives horizontales, ont montré qu'il est possible de former le rift Baïkal sans faire intervenir de panache !
Pièce manquante. Ce panache aurait pourtant été un bon candidat pour expliquer la vitesse d'extension élevée que nous mesurons au travers du rift Baïkal... Quel mécanisme invoquer ? Nous inspirant de travaux sur la convection dans le manteau réalisés dans les années 1980 (7), nous proposons une nouvelle conjecture : la pièce manquante du puzzle se situerait à quelques milliers de kilomètres de là, à l'ouest du Pacifique, là où les plaques Philippine et Pacifique plongent en subduction* sous l'Asie. Sous certaines conditions en effet, une plaque océanique froide qui plonge sous un continent peut accélérer les mouvements de brassage dans le manteau, augmentant ainsi la force de traction à la base de la lithosphère continentale. Cette force de traction, en se superposant aux forces liées à la collision Inde-Asie, pourrait expliquer le taux d'extension « anormalement » élevé que nous mesurons dans le rift Baïkal. Dans ce scénario, c'est donc un processus de subduction situé à plusieurs milliers de kilomètres qui, en modifiant le régime de convection à grande échelle sous le continent asiatique, contribuerait à la déformation de la croûte terrestre jusqu'au coeur de ce continent. Hypothèse audacieuse ? Nous travaillons actuellement à la valider (ou à l'infirmer !).
Au-delà de ce contexte sibérien, les mécanismes contrôlant la déformation interne des continents restent mal connus et sont aujourd'hui un axe majeur de recherches en géodynamique. Cette question suscite bien des débats, le cas de l'Asie en est le plus bel exemple.
Deux écoles s'affrontent. L'une, menée par Philip England de l'université d'Oxford en Grande-Bretagne et Peter Molnar du Massachusetts Institute of Technology aux Etats-Unis, défend un modèle où la déformation de l'Asie s'effectuerait de manière diffuse et continue par un épaississement de la lithosphère au nord de l'Inde, au fur et à mesure de sa collision avec l'Eurasie. L'autre, conduite par Paul Tapponnier de l'Institut de physique du Globe de Paris, prône un modèle de type « plaquiste » selon lequel l'essentiel de la déformation s'exprimerait le long de grandes failles actives permettant l'expulsion vers l'est de grands blocs continentaux rigides (Indochine, Chine du Sud, Chine du Nord). Dans les deux cas, la collision Inde-Asie est le seul moteur de ces grands bouleversements.
Dans ce débat, nos résultats ajoutent une tout autre composante puisqu'ils semblent indiquer une contribution de la subduction des plaques Pacifique et Philippine sous l'Asie ! Quoi qu'il en soit, la multiplication de mesures directes par GPS sera certainement une des clés pour la compréhension des déformations à l'intérieur des continents. Comme pour le rift Baïkal, il faut s'attendre à ce que ce nouvel éclairage révèle des mécanismes probablement plus complexes que ceux actuellement invoqués.
JACQUES DEVERCHÈRE ET ERIC CALAIS
Le système GPS et la tectonique des plaques
Le GPS (Global Positioning System) est un système de géodésie spatiale fondé sur une constellation de satellites dédiés et permettant le positionnement en trois dimensions (latitude, longitude, altitude) ainsi que la mesure du temps. Développé aux Etats-Unis par les militaires dans les années 1980, il est entièrement opérationnel depuis avril 1994, avec vingt-quatre satellites assurant une couverture complète du Globe 24 h/24. Ces satellites, dont les trajectoires sont connues avec une précision de quelques centimètres, émettent en continu un signal radio sur deux fréquences (1.2 Ghz et 1.5 Ghz). Les récepteurs GPS décodent ce signal pour déterminer la distance qui les sépare de chacun des satellites qu'ils peuvent « écouter ». En captant simultanément les signaux de trois satellites, un récepteur fournit donc les données suffisantes pour résoudre les trois inconnues définissant sa position : latitude, longitude et altitude. Une quatrième inconnue est le décalage de temps entre les horloges des satellites et des récepteurs. En toute rigueur, il faut donc au moins quatre satellites pour se positionner par GPS.
Les distances satellite-récepteur peuvent être déterminées à partir de l'identification de codes émis de manière répétitive par les satellites, dont on connaît le temps d'émission et de réception. C'est le mode de positionnement le plus simple, mais sa précision est limitée entre 1 et 100 mètres. Une seconde manière de calculer des distances satellite-récepteur est de compter le nombre de longueurs d'onde (de « phases ») qui se sont propagées entre un satellite et le récepteur. La longueur d'onde des signaux GPS est de l'ordre de 20 centimètres : comme les récepteurs sont capables de détecter une fraction de longueur d'onde, théoriquement, la précision millimétrique est donc possible. C'est cette stratégie qui est utilisée pour les applications géophysiques du GPS. Les données (code et phase) enregistrées par des récepteurs GPS sur le terrain sont traitées ensuite par des logiciels qui prennent en compte différentes sources d'erreurs. Citons en particulier l'influence de l'atmosphère terrestre (en particulier, l'ionosphère et la troposphère), dont les constituants ralentissent la propagation du signal GPS par rapport à la vitesse théorique de la lumière, ou celle de la précision avec laquelle sont connues les orbites des satellites GPS. La répétition de ces mesures sur plusieurs années permet de calculer les déplacements relatifs des sites, c'est-à-dire des plaques tectoniques auxquelles ils appartiennent, et de quantifier la déformation subie par la croûte terrestre.
L'un des sites de mesures GPS dans la région du lac Baïkal. L'antenne GPS (disque métallique) est installée au sommet d'un trépied à l'aplomb d'un repère géodésique (petit cylindre métallique) scellé dans le rocher. Cette technique permet de mesurer la distance entre les points situés à plusieurs centaines de kilomètres les uns des autres avec une précision de quelques millimètres.
Références:
(1) E. Calais et al., Geophys. Res. Lett., 25, 4003, 1998.
(2) G. Peltzer et P. Tapponnier, J. Geophys. Res., 93, 15085, 1988 ; G. Peltzer et F. Saucier, J. Geophys. Res., 101, 27943, 1996 ; P. England et P. Molnar, Geophys. J. Int., 130, 551, 1997.
(3) E.B. Burov et al., Geophys. Res. Lett., 21, 129, 1994.
(4) C. Petit et al., Earth Planet. Sci. Lett., 149, 29, 1997.
(5) I.Y. Koulakov, Geophys. J. Int., 133, 467, 1998.
(6) C. Petit et al., Tectonophysics, 296, 125, 1998.
(7) H-C. Nataf et al., J. Geophys. Res., 86, 643, 1981.
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