Par Christian Bance, suite
Gorges de la rivière Ouench
14 juin
Nous commençons la grimpette dans les gorges de ladite rivière, en direction du « Ikh Ulaan Davaa », le grand col rouge, par opposition au petit " Bag Ulaan Davaa", qui est un peu plus au nord-est vers la ville de Must . Les gorges sont très photogéniques, le chemin évidemment un peu acrobatique : sable , cailloux, et surtout 15 gués sur 15 km. Ce qui paraît d’abord distrayant, finit par lasser, même si on aime l’eau, parce que avant le gué, c’est casse-g…et ça descend raide, et après le gué ça monte, et donc à chaque fois ça casse … le rythme.
Nous croisons des gamins en train de caresser un poulain et un chevreau, comme nous en avons l'habitude chez nous avec un chien ou un chat; nous les retrouvons plusieurs fois sur le chemin avec leur troupeau. Un chauffeur de camion s' arrête face à nous, prétexte pour lui à se dégourdir les jambes, nous donne du lait en signe de bienvenue, voilà un imprévu comme on aime. Nous mangeons du millet, petite graine discrète qui fait très bien ce qu'elle doit faire: nous rassasier.
Nous campons vers 1600 m, près d’un vieux saule marcotté, qui nous fournit du bois, et nous réchauffe. Le vent ce soir s'engouffre dans ce vallon étroit, et en plus de la petite laine, le feu est le bienvenu. Nous avons croisé et recroisé plusieurs fois dans la journée un cavalier dans sa del violette, venu nous saluer pendant une pause, étonné de notre présence . Nous avons plusieurs fois croisé ou doublé les mêmes troupeaux et leurs bergers, nous sommes un peu entre nous, presque en pays de connaissance.
(Alt :1579 m, N 46°21 665, E 92°07 528)
15 juin
La piste passe dans des petits défilés verdoyants, bordés de schistes de toutes les teintes pastel envisageables, du bleu pâle au violet en passant par le rose, l’ocre ou l’orange. Ces passages resserrés alternent avec des grandes vallées suspendues quasiment plates sur plusieurs kilomètres. La rivière ondule au milieu, nous en avons plein les yeux, plein le souffle aussi à cause d'une petite brise fraîche toujours bien présente. On a dû voir une dizaine de véhicules, c’est beaucoup, nous sommes sur une piste qui relie la frontière chinoise avec les villes de l’ouest, Khovd et Olgii à travers la chaîne de l’Altai, et la frontière ouvre demain pour deux semaines, les affaires reprennent.
Nous dérangeons des vautours, des grands, des solides vautours fauves qui font le ménage dans les carcasses de chèvres au pied d’une falaise.
La journée se termine à proximité du lit de la rivière, sèche, dans une grande vallée vers 2300 m, avec une visibilité de 15 km de part et d’autre. Nous sommes seuls comme d’habitude, avec vue sur la pleine lune, et sur le col quelques centaines de mètres de dénivelé plus haut vers le nord, bonne ambiance paisible, mais déconseillée aux agoraphobes. Evidemment le sol est bien pelé, la végétation réduite à quelques brins d'herbe sèche.
Les nouilles sont ce soir à la sauce chimique, très indéterminée, pas mauvaise, mais sans plus . Alors que ce midi c’était festin : nouilles, fromage mélangé de diverses bêtes à 4 pattes, et gâteau au chocolat avec le café, quelle intendance de rêve !
( Alt :2327 m, N 46°31 929, E 92°03 779 )
Ikh Ulaan Davaa, 2987 m, vers Mönkh Khaïrkhan
16 juin
Nous grimpons, le mot n’est pas trop fort, le « Ikh Ulaan Davaa », le grand col rouge ( Alt : 2987 m, N 46° 35 194 , E 92° 08 862 ), et on peut dire que la pente sous le col qui fait 600m de dénivelé sur 5 km linéaires, c’est raide. Si les comptes sont justes ça fait une pente à 12% de moyenne , le tout entre 2400 et 3000 m, ça fatigue. On souffle, on pousse, on s’essouffle, par fragments de 150 m dans les derniers lacets tellement c’est raide, merci nos petits poumons, et sans dopage.
Nous sommes aidés symboliquement par un petit berger dans le dernier raidillon, et après l’effort, nous mangeons une boîte de pâté, un peu de gras bien calorique pour récupérer, merci « leader price » made in poland, à l’abri d’un grand Ovöö . Les bonnes lectures que j'ai eu depuis indiquent que ce n'est pas la piste la plus fréquentée de part et d'autre de l'Altaï dans sa partie est, mais que c'est la plus spectaculaire. L'autre piste emprunte une vallée parallèle à une vingtaine de kilomètres plus à l'est, le long de la rivière Bodonch, par où doit passer la future route trans-asiatique qui reliera la Chine à la Russie.
De mémoire de Martine, c’est probablement le truc le plus dur physiquement qu’on n’ait jamais fait, toutes conditions confondues, et je n’ai pas de contre exemple .
Mais après, comme disent certains, quelle récompense : la vue panoramique sud et nord pour ce col ci. Nous avons le sentiment d’un jeu quotidien de poker-menteur qu’il faut gagner, avec cette foutue montagne qui nous fait des offres , et nous tend des pièges, à nous d’apprécier…
Nous sommes joueurs et juges à la fois, et la réussite se mesure à l’humeur du soir, à l’entrain pour répéter les gestes de base quelques heures par ci et par là: montage, démontage, pédalage, bricolages divers, dérisoires et indispensables, et aussi à l’appétit pour absorber les mêmes nouilles que la veille, à boire la même eau tiédasse, plus ou moins colorée par on sait trop quoi .
Tous ces gestes, ces répétitions sont un peu fastidieuses et nécessaires, si on veut la gratification des paysages, des sensations, la satisfaction d’avoir « réussi , tenu le pari », ou toute formule équivalente. Il y a quelque chose de rudimentaire, de naïf dans cette recherche d’un plaisir rude, animal, comme les yacks qui galopent, les chevaux qui se roulent dans la poussière…et un sentiment de plénitude, de calme qui dépasse tout le reste .
Quelques kilomètres en contrebas au nord du « Ikh Ulaa Davaa », nous avons notre seule vraie grosse hésitation de tout le voyage
- prendre la piste, la plus fréquentée, à l’est vers la ville de Must, joignable en une grosse journée, mais cette option rallonge ensuite de 100 km le trajet vers Khovd, par une piste à plat, pas forcément amusante, probablement très défoncée et pleine de tôle ondulée comme toutes les pistes fréquentées et rapides
- ou la piste à l’ouest vers la ville de Mönkh Khaïrkhan, plus courte sur la carte, mais plus montagneuse, avec un secteur de gorges de 20 km sur laquelle nous n'avons bien entendu aucune information, évidemment c'est plus amusant comme ça.
Quand le doute s’installe, il faut éclaircir les idées, bien mélanger tout ça, et trancher dans le vif : dénivelés, réserves, eau, climat, isolement, des éléments qu’il faut mettre en bon ordre, pour prendre la bonne option . Nous eûmes deux heures difficiles, tétanisés entre mon mutisme inquiet, la fatigue, les doutes sur nos capacités physiques, la peur des chiens, le temps menaçant. Dans ces moments de choix difficile, tout devient préoccupant, et plus on tarde à décider , plus c’est dur.
Compte tenu d’un dénivelé équivalent d’un côté comme de l’autre (cols à 3000 ), autant qu’il soit appréciable sur la carte, et sans possibilité d’avoir d’autre info ( tout est toujours possible partout et les mongols n’aiment pas dire non ), nous nous décidons pour l’option courte, vers l’ouest, à la condition de se ravitailler chez les bergers. Ce qui fut dit fut fait, à la dernière yourte du vallon. Le maître du lieu interrompt la réparation de sa moto, m'emmène chez lui, et après le rituel du thé au lait et petits beignets, sa femme me vend 1 kilo de fromage pour 2000 tögrög, soit 1euro 200 .. Ne reste plus qu'à trouver les trous d’eau dans le lit de la rivière, pas vraiment fournie malgré la saison.
Nous campons dans un petit vallon sous un ciel plombé, dans une ambiance presque lugubre, mais il ne pleut pas, vivement demain . Je m’épanche dans le dictaphone, pendant que Martine soigne les énormes crevasses qui me minent les talons depuis quelques jours, et me font marcher sue les pointes, ça fait ridicule, mais ça fait surtout mal. Grâce à ses soins efficaces, ça va beaucoup mieux, merci.
( Alt : 2643 m, N 46°39 881, E 92°09 995 )
17 juin
Après un sommeil mérité, et la visite de quelques voisins motocyclistes, intéressés par les détails techniques de notre équipage, nous visons le prochain col « Tsagaan Khötöl », la passe blanche, en remontant doucement le long de la haute vallée de la rivière Bodonch, "Bodonchiin Gol"
( Alt : 2983 m, N 46°45 354, E 92°05 290 ) en surveillant les nuages qui s’accumulent au sud , pour viser les grands espaces au nord .
Nous n’avons ni vu, ni entendu le loup, ou alors on dormait tellement bien , qu’il n’a pas voulu nous déranger, pourtant on aurait bien aimé lui faire un petit coucou, mais non, tout est calme, dommage, c’est timide ces petites bêtes …
Nous sommes arrêtés dans notre élan par une famille fort sympathique qui s’installe pour l’été ; les hommes, dans nos âges, font la causette en réparant les fixations des murs de la yourte en cours de montage, les femmes s’activent aux tâches ménagères, et tout le monde nous invite à faire une pause, thé, fromage, et gâteaux à l’appui .
Nous apprécions particulièrement la simplicité de l’accueil, sans aucune ostentation , ni déférence excessive, d’égal à égal.
Les filles de la maison, étudiantes en géographie, un peu anglophones et en vacances, font leur devoir de relations publiques, tout le monde s’en distrait, sans plus, les affaires courantes continuent : le fromage à essorer, le troupeau à rassembler.
Nous ressentons dans cette famille un grand calme, tout sauf naïf, comme cela se trouve partout quand les gens ont vu, appris, ont eu le temps et les moyens de comprendre les inconvénients et avantages des situations respectives, sans sentiment d’infériorité, avec respect. C'est un moment très reconstituant , par l’attention , la sobriété et la discrétion des échanges, la gentillesse même.
Nous passons le col sans nous faire rattraper par la pluie, accompagnés par deux gamins à cheval et leur chien, qui nous montrent qu’à cheval ça va quand même plus vite qu’à vélo. Bon ça va, on a compris .
Et au col, nous avons vue monstrueuse, monumentale sur des vallées de dizaines de kilomètres, de l’herbe rase, des biquettes dans un tableau de pastel blond ou vert clair, tout ça sur une piste en pente douce, un vrai billard ondulant pendant 25 kilomètres, sans personne, sous un soleil tout à fait supportable étant donné l’altitude, alternant avec quelques petits cumulus, un régal .
Nous rejoignons la rivière qui descend du Mönkh Khairkhan Uul, « Bortiin Gol » bien contents d’avoir de l’eau pas loin. Et là, le temps se gâte très vite, très fort, sous la forme d’une grosse tempête, juste devant une sorte de refuge en dur du siècle dernier, pour randonneurs et alpinistes. « Bort bag » est habité par la famille du gardien des lieux, qui nous invite à nous mettre à l’abri, et à visiter son embryon de musée géologico-botanico-historique, ce que nous acceptons bien volontiers.
Quelle maison : les vitres sont réparées par des morceaux de verre collés avec des bouts d’adhésif, le toit fuit, la porte d’entrée tient par un bout de fil de fer…et le poêle en tôle ronfle au milieu de tout ça et nous réchauffe. Vu les courants d’air , il n’y a pas de risque d’intoxication au CO. Nous causons un peu avec le père, manifestement un personnage localement important, sans que nous comprenions bien à quel titre, et avec la fille, apprentie enseignante. Nous passons deux heures à commenter le temps qu’il fait, autant que possible, et nous repartons vers les gués du cours inférieur de la Bort bag gol, ( six gués en dix km, d’eau fraîche, et profonde ) . Le terrain se gâte jusqu’à la bonne ville de Mönkh Khairkhan, ou nous arrivons deux heures plus tard, avec l’espoir de trouver un téléphone accessible. Mais non, frustration, la poste est fermée, la carte téléphonique que me vend l’épicière ne marche pas, ras le bol et fatigue au programme.
Nous nous vengeons en campant au bord de la rivière, coucher de soleil en ligne de mire, en mangeant des gaufrettes à la vanille qui sont aussi bonnes pour le moral, que pour l’estomac, voire meilleures .
( Alt :2077 m, N 47°04 282, E 91° 50 896 )
18 juin
Aujourd’hui, jour de « l’Appel » : j’appelle Martine, sur un ton cassant, impératif , pour voir, elle me répond : « je t’ em… », réponse laconique adaptée à la circonstance.
( Fin de l’épisode à connotation militariste).Tout va bien, action , réaction .
Dans l’attente d’un horaire décent pour appeler Juju ( six heures de décalage ), nous faisons la liste des courses: d’abord de l’essence pour le réchaud, après avoir trouvé le pompiste qui démarre le groupe électrogène pour actionner la pompe sans bien comprendre bien pourquoi on veut de l’essence pour nos vélos, ensuite des nouilles et des gâteaux secs indispensables, toujours à la recherche d’improbable « vache qui rit », ou d’une conserve un peu originale. Nous passons à la banque « Khaan Bank », pour retirer quelques fifrelins, après avoir grignoté des khushuurs, alias beignets de viande, frits, dans une guanz basique pour affamés normaux.
«No computer, no change », formule d’accueil de la guichetière bancaire, me met les nerfs très à vif. Je le lui fais vite et bien comprendre mon désaccord grâce à mon lexique, en gueulant sans retenue, un peu en mongol, un peu en anglais , beaucoup avec les mains, en colère juste ce qu’il faut pour que tout le monde comprenne, le téléphone de la guichetière dans une main, mon solde dans l’autre, et en faisant du scandale dans la boutique et en empêchant tout le monde de bosser .
Ca dérange quelque peu, et il faut une heure trente de négociations bruyantes, mais je n’ai pas de réputation à défendre, seulement un estomac, pour que la directrice d’agence comprenne que sans rien à becqueter ni monnaie, je ne lâche pas la partie, sauf si elle nous invite chez elle, ce qui la fait rire, jaune… Elle daigne enfin téléphoner à UB, une première , puis une deuxième fois, contrôlant et recontrôlant nos passeports, tout ça pour nous lâcher péniblement l’équivalent de vingt cinq euro.
Sans ordinateur, même dans le trou du c… du monde, rien ne marche plus, poil au nez.
De cette histoire, retenons la leçon universelle:
- l’ exécutant exécute ,
- l’ exécutant n’innove pas, ne prend pas d’initiatives, par conséquent n’est pas responsable, c’est très important de « ne pas être responsable »
- il ne se mouille pas devant son supérieur, ne s’avise pas de poser une question imprévue
- la question « qu’est-ce que je peux faire ? » est hors de son espace mental.
Mais il arrive fatalement un moment où la couverture devient trop petite pour couvrir tout le monde, que le plus fort gagne, ou le plus gueulard. Je fais partie des gueulards.
C’est un bon concentré de comportement post soviétique, les mauvaises langues diraient « fonctionnaire »..
Nous ne réussissons pas à joindre nos correspondants habituels, pour cause de téléphonie merdique, Julie, Antoine, Romain , on est en rogne . Pour se venger , on se goinfre de gaufrettes, de gâteaux au chocolat et de sardines à la tomate.
Nous nous extirpons de ce patelin qui aurait pu être agréable, dans un site de rêve, avec des indications de piste en bonne condition vers Mankhan, suivant les indications d’un piéton de passage, ce qui nous console des contrariétés vues précédemment .
Devant la poste, un quinquagénaire rigolard me jette un œil amusé, me tâte le mollet en levant le pouce d’un air encourageant, c’est peu de chose mais suffisamment complice pour redonner du punch, si besoin.
Nous posons nos valises quelques kilomètres après que les trois occupant(e)s d’une moto aient fait demi-tour après nous avoir croisé, et démonté la moitié de leur chargement, pour nous donner du fromage et du yaourt, nous laisser le temps de l’avaler pour repartir comme ils étaient arrivés, sans autre monnaie d’échange que quelques sourires. Ca fait du bien, simplement.
Dund Tsenger Gol et ses gorges
19 juin
Nous reprenons nos devoirs de vacances, à la sortie des gorges de la « Dunt Tsenger Gol », ( la Rivière Bleu-pâle du Milieu , l’autre était celle du nord ), tout directement venue du « Mönkh Khairkhan Uul », 4364 m.
C’est superbe, une grande vallée couvert de galets gris-clair puis à peine sablonneuse, avec des gués bien frais pour nous réveiller la tête et les jambes, et nous mettre de bonne humeur si besoin .Nous passons quelques bergeries peu habitées « Alag Tekhiin Bag », ( la Compagnie du Bouc de toutes les couleurs ), dans une longue vallée tranquille, avant d’aborder les gorges proprement dites, bien calées entre deux murailles de 6 à 800 m de chaque côté sur une grosse dizaine de kilomètres, dans un paysage de savane arborée où l’on se serait attendu à voir girafes et éléphants. Mais non, pas de grosses bêtes, pas de petites non plus, personne, et nous ne tardons pas à comprendre pourquoi.
La suite de la gorge se rétrécit petit à petit, dans une ambiance silencieuse, inhabitée, de plus en plus encastrée au fur et à mesure que nous descendons le long de la rivière, avec des falaises de 1000 m à droite comme à gauche, secteur déconseillé aux claustrophobes, jusqu’à devenir un vrai torrent bien vif, avec des gués de plus en plus profonds et remuants, 80 cm à 1 m de flotte avec un bon courant, et quelques nuages sombres en amont, ça fait joli sur la photo, mais ça nous met la pression .
Le courant pousse les vélos de telle sorte qu’ils se mettent dans le sens du courant, et le vélo de Martine flotte sur ses sacoches, nouveau et intéressant. Ca nous donne l’idée de construire un radeau à base de vélos chargés, avec sacoches étanches gonflées, mais nous n’avons pas le temps de développer le procédé. Résultat, un vélo chargé qui flotte, ça n’est pas très maniable, il faut apprendre la technique de conduite, sous peine de bain forcé en cas d’échec. Le dernier gué nous impressionne …mais ça tombe bien, c’est le dernier.
Nous sommes préoccupés de sortir de ce goulet avant le mauvais temps, qui nous obligerait à faire demi-tour sur 25, 50 ou 100 bornes le cas échéant, si les gués se gâtent ( …).
Les infos étaient fausses, il n’y a pas de bonne piste, seulement une trace de gros camion haut sur pattes dans cette vallée paumée, où personne ne passe, sauf exception. La piste n’est ni passante, ni bonne, dont acte, d’où la nécessité de réserves de temps, de bouffe, en cas de constatations de terrain non conformes aux prévisions.
L’humeur est concentrée, pas vraiment à la rêverie, pas le temps ni l’envie de faire des photos, dommage pour le carnet de route . Pourtant moi en slip en train de me démener avec un vélo qui flotte dans 1m00 d’eau, quel scoop ça aurait fait , dommage.
Comme on ne savait pas que c’était impossible, on l’a fait, à la surprise des habitants d’une yourte à la sortie des gorges, pas vraiment entraînés à voir des cyclistes dans le secteur .
La journée se termine avec l’ouverture du paysage au sortir des gorges , on respire devant cette grande plaine vers le nord.
D’un coup d’œil on découvre une perspective qui nous fait distinguer prochaine ville à 35 km, Mankhan, qu’on distingue parfaitement dans ce lointain bien sec, et la vue porte jusqu’à 80 km vers la chaîne de montagne au nord, que nous longerons demain, « Jargalant Khairkhan », le « Clément Bienheureux » ou quelque chose comme ça.
Et c’est alors que nos ennemis les plus féroces attaquent : les moustiques, dans un coucher de soleil superbe . Ils nous obligent à inaugurer nos équipements de protection intégrale de la tête aux pieds, malgré la chaleur: manches longues, gants, chaussettes, moustiquaires sur la tête coincées sous le chapeau, faute de quoi nous serions transformés en grosses pustules à roulettes.
Question technique, j’opère un réglage de freins, le changement de deux patins, resserre la fourche de mon vélo, et la fixation de deux cale-pieds qui ont perdu leurs boulons à cause des vibrations : de la routine.
Les bergers des yourtes en contrebas n’ont pas manqué de nous repérer sur le promontoire où nous sommes perchés. Nous les distinguons en train de nous observer, ils doivent s’interroger sur notre planète d’origine.
Ils viennent chercher la réponse un peu avant le couchant, à l’heure de la soupe, bien sûr. Nos voisins de la vallée se déplacent à cheval en deux groupes successifs. Deux jeunes hommes arrivent d’abord, avec qui la conversation s’engage de façon assez dynamique surtout avec le petit ado de 15 ans. Il veut tout savoir sur nos professions, nos familles, notre âge ( à 50 ans on est vieux ), nos enfants… veut apprendre quelques mots de français, nous expose quelques bribes d’anglais apprises je ne sais où . Le grand frère, lui, me propose surtout une partie de lutte que je refuse poliment. Plus tard leur père et leur sœur viennent nous saluer, le père boit un bol de soupe « bouillon kub » qu’il trouve fameuse, m’offre une prise de tabac que je décline, tout ça dans une ambiance paisible et volontairement enfumée que j’entretiens pour éloigner les moustiques. Ca marche plutôt bien, pendant que Martine se protège de ces visites à la répétition, motivées par une curiosité bien légitime mais un peu fastidieuses pour nous, en s’enfermant dans la tente sous prétexte d’attaques de moustiques.
( Alt : 160 m, N 47° 13 457, E 92°00 609 )
Plaine vers Mankhan
20 juin
Notre départ se fait sous le contrôle visuel des bergers des quelques yourtes en contrebas rencontrés la veille. Au passage nous saluons leurs habitants comme de vieilles connaissances et suivons le chemin le long de la rivière. En doublant une ferme-hameau du siècle passé « Ulaan Khuree », la Compagnie du Camp Blanc, à l’architecture bien linéaire, nous avons quelques échanges aigre-doux avec l’inévitable chien de garde qui se croit obligé de faire du zèle. Il est vite calmé par quelques jets de pierres approximatifs, et nous défilons dans cette longue vallée pour atteindre Mankhan, sa poste, ses magasins, ses guanz.
Là encore, nous avons notre petit succès auprès de la jeunesse locale qui préfère tourner autour du marché central avec des motos pétaradantes. Un grand gaillard rigolard armé d’un seau de peinture rouge nous propose de repeindre nos vélos, sans succès pour lui. La pause est stratégique: nous voulons confirmer notre vol Hovd- Ulaan Baatar quatre jours plus tard, et téléphoner à Julie que nous n’avons pas entendue depuis une semaine.
Tout fonctionne, nos billets sont réservés, l’interlocutrice parle anglais, comprend ce que je lui raconte et réciproquement, les affaires de Julie prennent bonne tournure : fin de stage, fin de cours, derniers oraux. Ca nous remet la tête à l’endroit et le vélo dans le bon sens, pour les 100 bornes restantes sur « la » grande piste, chargés de 18 litres de flotte pour ce dernier morceau de bravoure a priori sans ravitaillement, sans perdre notre temps à attendre un hypothétique camion pendant un ou deux jours.
Les premiers 30 à 40 km sont éprouvants : la tôle ondulée alterne avec sable ou inversement, et le vent est de face nous casse le moral. En plus, cette grande piste centrale est doublée par une multitude de pistes secondaires sur plusieurs kilomètres de largeur, et dans ces conditions, remarque Martine, où est-ce qu’on campe si on ne veut pas se faire écraser, sachant que les camions modernes et autres 4x 4 roulent plutôt vite sur ce terrain désert. Remarque fort à propos et préoccupante .
Vers 17h après 50 km dans les pattes, nous visons la ligne téléphonique qui longe la vallée, trouvons un petit bouquets de buissons de 50 cm de haut, suffisants pour nous mettre à l'écart du passage des véhicules et nous installons notre campement sur ce terrain pas accueillant, mais face à un coucher de soleil superbe sur le
« Clément Bienheureux » enneigé au sommet (3797 m).
Hovd en ligne de mire
21 juin
Nous partons après une nuit très ventée et pluvieuse ; le ciel se dégage, la piste descend vers, et oui, une gargotte, en face de l’entrée officielle de la réserve du « Khar Uus Nuur », le lac aux eaux noires .
Nous faisons une pause , thé, gâteaux, chocolat, avant de poursuivre dans des dispositions plus optimistes. Sachant qu’il y a encore 60 bornes pour atteindre Khovd, et que ça va monter tout le temps, nous sommes inquiets de l’état de la piste, et heureusement surpris : quand on pédale, le vélo avance, ce qui n’était pas toujours le cas la veille.
Mais comme un plaisir ne vient jamais seul, et que nous longeons le fameux lac vu ci-dessus, l’air est envahi de moustiques et de mouches. Et comme nous avançons à 5 km/heure sur ce faux-plat ascendant, les moustiques ont largement le temps de nous rattraper et de nous piquer le visage, les mains les avant bras, les chevilles. On avance comme on peut, mais ça gueule assez fort dans le peloton contre ces saloperies de bestioles, avec des qualificatifs qui ne sont pas encore dans les dictionnaires d’argot.
Plus tard nous passons un col qui nous met à distance du marécage, et ça va beaucoup mieux sans les moustiques. Sur notre lancée, nous envisageons d’être à Hovd le soir, avec des perspectives d’un luxe inavouable : douche, restau, lit . Belle lumière, montagne sur 360 degrés. Dommage que les moustiques aient gâché la moitié de la journée. .
Dix bornes avant Hovd, une bonne petite pluie d’orage nous rafraîchit les idées, juste avant l'arrivée à l'Övöö qui surplombe la ville droit devant.
La séquence émotion de la fin de ce grand tour, nous fait retarder le moment de la descente sur le ruban de goudron bien lisse qui va jusqu’à la ville. Notre pause à l'Övöö est gâchée par les occupants alcoolisés d'une série de gros 4x4 ; ils se paient notre tête, ce qui leur vaut une engueulade avec Martine. Nous arrivons dans la ville, contents d’arriver, déjà nostalgiques de tout ce que nous laissons, en direction l’hôtel « Buyant » déjà visité trois semaines plus tôt, les autres sont plus chers et plus miteux. Nous sommes, comme chez nous, reconnus. A nous la grande vie pendant trois jours, jusqu’à notre départ en avion si tout fonctionne comme prévu.
( Alt : 1522 m, N47° 50 720, E 91° 51 813 )
Fin de l’épisode cyclopédiste
22 juin
Les affaires avancent bien. D’abord nous dormons, puis nous mangeons toute la journée, nous sommes complètement claqués et ne pensons qu’à ça. Ici nous pouvons nous laisser aller sans restrictions .Tous les prétextes sont bons pour un nième petit déjeuner, nième café, un petit paquet de gâteaux par ci, un bout de fromage par-là , en ville, au marché, quelques pommes , des yaourts, une cantine à midi, un goûter, un restau le soir. Ca nous remet très vite en bonne condition. Nous passons le reste du temps au café internet du coin pour passer deux mails et 15 photos, avec des computers qui marchent quand ils peuvent, en attendant lundi matin que les bureaux ouvrent.
23 juin
Lundi matin , les affaires reprennent, nous allons retirer plein de sous à la banque en vue de payer les billets d’avion. La guichetière est aussi accueillante que deux portes de prison qui se télescopent, on a l’impression de lui arracher le fric de la poche sous la contrainte. L’important étant qu’elle nous donne nos sous, nous n’avons pas d’états d’âme .
Ensuite, changement d’ambiance à Aero Mongolia, accueil souriant, poli, la secrétaire se souvient de nous et du coup de téléphone trois jours plus tôt, les billets sont prêts, ça se règle en quelques minutes et quelques liasses de billets, une en dollars, l’autre en tögrög.
Nous sommes tout de suite beaucoup plus légers, pour toutes raisons confondues, et en particulier pour la quasi certitude de ne pas faire le trajet Hovd-Ulaan Baatar en fourgon !.
Billets en poche pour le lendemain matin, nous visitons le musée de la ville, pas déplaisant, et qui serait beaucoup plus attrayant s’il y avait un minimum de traduction et d’explications en langue autre que mongole.
Les habitudes de passivité héritées des décennies passées sont omniprésentes, dommage.
Nous visitons la mosquée de Hovd, mosquée de poupée en carton pâte, charmante construction bleu-ciel et jaune citron, et les restes très ruinés de la muraille mandchoue du 18°, du temps héroïque où tout le monde s’entretuait cordialement dans le secteur. Nous faisons un tour des faubourgs de la ville où se désagrègent lentement mais sûrement quelques vestiges industriels de la fin du siècle dernier, tristes débris en décrépitude totale.
Nous trouvons des cartons au marché destinés à l’emballage de nos vélos pour le transport en avion , et faisons les valises. Pour demain , encore une incertitude : pour le transport des vélos quelle surprise nous guette ?
Petite victoire du jour, nous trouvons des pêches , des bananes et du café soluble, ça mérite d'être noté.
24 juin
Nous prenons sans encombre ( ! ), en discutant quand même le surcoût de bagages que l’employé veut nous faire payer le double du prix, rien que ça, l’avion Fokker de la compagnie Aero Mongolia, après avoir emballé les vélos sommairement.
A l’embarquement, surprise, nous croisons la petite Kang, informaticienne coréenne qui nous avait donné un coup de pouce à la poste de Hovd pour télécharger nos photos. Elle réapparait, toujours aussi volubile et chaleureuse, elle accompagne le retour de compatriotes coopérants venus faire un petit tour chez les sous-développés…
Nous arrivons à Ulaan Baatar sous la pluie. Pendant la moitié du vol nous avons pu regarder le paysage , désertique et parsemé des lacs qui traversent le pays, de Hovd jusqu’à Tosontsengel, lacs plus ou moins desséchés et rétrécis par rapport aux données des cartes pourtant pas bien vieilles (2003 et 2006 ). Ca sèche, ça sèche.
Fin du tour dans l'Altaï de Hovd
Au total,750 km à la louche, pas une seule petie crevaison , merci "schwalbe", des paysages à couper le souffle, une montagne de type alpin, magnifique. La période des transhumances de printemps vers les hautes vallées est surement la plus gratifiante pour les éleveurs, l'ambiance générale est bon enfant, positive, et les passants que nous sommes en bénéficient largement.
Il faut être autonome pour l'essentiel,chargé mais pas trop (nous avions 25 kgs de matos pour deux, plus les vélos, plus l'eau), ne pas craindre l'isolement, savoir qu'il n'y a pas de samu, aimer les grands espaces,le silence et la vie au grand air.
Pour ceux et celles qui veulent garder la ligne, c'est garanti: moins 7 kgs pour moi et moins 5 kgs pour madame, soit 10 % chacun.
Dernier point "technique", qui chatouille bon nombre de randonneurs cyclistes: les chiens. Ils gardent les yourtes, pas les troupeaux, qui sont toutjours sous garde humaine. En conclusion, les chiens restent à proximité de la yourte ou du maître, même s'il peut leur arriver de se dégourdir un peu les pattes en courant après le cycliste errant.
Pour citer une célébrité du voyage, le cyclopédiste Fred Ferchaux, "il faut laisser l'errant(e) en plan ".